La société moderne, étrange monopole d'une "secte" cosmopolite, se distingue entre autres des autres sociétés en faisant le silence sur la mort. Toute référence à la mort est bannie, et les morts escamotés. Pour le guerrier, la mort est au contraire la seule véritable compagne, le conseiller qui témoigne de tous ses actes. Et cela sans "obsession", sans "morbidité", ni tristesse, ni remords, mais au contraire avec le "Sentiment" lucide que sans elle, "le monde serait ennuyeux". S'il était réellement éternel, l'homme ne ferait qu'hésiter, qu'éluder ses responsabilités ; il serait inévitablement le velléitaire qu'il est le plus souvent dans un univers où pourtant la mort est l'aboutissement inévitable de tous les êtres. Et personne ne peut être certain que la mort ne va pas le frapper à l'instant ; on peut dire que nul ne peut espérer "changer" qui ne soit frappé de cette évidence. L'univers vil, velléitaire et jouisseur est un univers d'autruches. L'univers noble est marqué par la mort, par la présence muette et proche de la mort. Aussi étrange que cela puisse paraître, la chose dont nous nous persuadons le plus difficilement est que nous ne sommes pas éternels. La mort touche notre raison, oui, fantôme conceptuel, mais rarement notre Sentiment. C'est ce Sentiment que le guerrier doit favoriser en premier lieu. Le guerrier est essentiellement quelqu'un qui marche avec sa mort. Alors que la "Continuité" de l'homme ordinaire, - pour qui les actes ne sont jamais pleins mais doivent avoir une suite, comme son cher "moi" défini par son histoire personnelle - le rend timide, le sentiment de la mort rend le guerrier efficace, comme un homme lucide traqué (comme Ozi). Et paradoxalement, l'homme qui croit avoir tout son temps est souvent le mufle avide et jouisseur que ne peut être le guerrier, qui, s'il agit avec le sentiment de l'urgence, n'agit jamais avec hâte, et refuse bien sûr de se conduire comme un porc sous prétexte que la vie va faire défaut, comme le sorcier noir pris dans une catastrophe imminente. Il "acquiert sa patience", qui est est l'art de poursuivre son dessein sans rien projeter à l'avance, en vivant pleinement le moment présent.
Le guerrier ne peut s'affoler, puisqu'il est toujours prêt. Le sentiment de la mort le rend au contraire doux et bon, puisque pour lui, devant cette fin irrémédiable, tous les destins se valent. "Après tout, rien de me différenciait du scarabée. De derrière son rocher, la mort nous traquait tous deux comme une ombre." D'ailleurs, la douceur et la bonté spontanées des hommes dits "primitifs" est la preuve de leur supériorité sur l'homme "civilisé" c'est-à-dire entortillé dans mille lâchetés.
La mort chemine à nos côtés (à un mètre à gauche, dit don Juan), c'est pourquoi nous pouvons en avoir le sentiment physique ; mais elle peut être n'importe quoi : elle est le conseiller qui chuchote sans cesse : tu n'as pas le temps.
L'accomplissement de notre âge d'homme n'est pas alors pour une éternité paradisiaque judaïque ni dans nos relations sociales futures. C'est maintenant qu'il faut agir ; le guerrier n'a que le temps de décider, et de décider devant son inévitable mort. Ce n'est pas la timidité, la colère, la vanité, la convoitise qui témoignent de ses actes, mais la mort seule, et c'est pour cela que ceux-ci sont efficaces et contraignants. "Les actes ont un pouvoir, particulièrement lorsque celui qui agit sait qu'ils sont sa dernière bataille sur terre. Il existe un étrange et brûlant bonheur dans le fait d'agir en sachant parfaitement que cet acte peut tout aussi bien être le dernier de la vie." Ces actes sont, comme nous l'avons vu, des défis, dans lesquels le guerrier s'engage tout entier, mais sans y croire. Les actes alors, devant cette conscience contraignante, se déroulent d'eux-mêmes, et plus le guerrier agit ainsi, moins il croit à ce qu'il fait.
La mort est omniprésente dans un univers terrible et effrayant : elle est derrière chaque chose, discrète, omnipotente et évanescente. "Seule dit don Juan, l'idée de la mort détache suffisamment l'homme au point qu'il ne peut plus considérer qu'il se prive de quelque chose. Un homme de cette sorte ne désire, malgré tout, absolument rien, car il a acquis un appétit silencieux pour la vie et toutes les choses de la vie. Il sait que la mort le traque, qu'elle ne lui laissera pas e temps de se cramponner à quoi que ce soit ; donc sans en ressentir un désir obsédant, il essaie la totalité de toutes choses."